Skip to content Skip to sidebar Skip to footer

Genjô kôan de maître Dôgen

Extrait du Shôbôgenzô de maître Dôgen, édition intégrale bilingue, traduction de Yoko Orimo, ©Éditions Sully)

Le kôan qui se réalise comme présence

Au moment favorable où la multitude des entités est la Loi de l’Éveillé, il y a, alors, l’Éveil et l’égarement, il y a la pratique, il y a les naissances et les morts, il y a la multitude des éveillés et la foule des êtres.

Au moment favorable où les dix mille existants ne sont plus à moi, il n’y a ni l’Éveil ni l’égarement, il n’y a ni la multitude des éveillés ni la foule des êtres, il n’y a ni l’apparaître ni le disparaître.

Puisque, dès l’origine, la Voie de l’Éveillé outrepasse la plénitude et le manque, il y a l’apparaître et le disparaître, il y a l’Éveil et l’égarement, il y a les êtres et les éveillés.

Et bien que ce soit ainsi, les fleurs ne font que s’effeuiller dans l’amour et le regret, et les herbes folles ne font que proliférer dans la haine et le rejet.

L’égarement, c’est mettre en avant le Soi pour pratiquer et attester les dix mille existants ; l’Éveil, c’est laisser pratiquer les dix mille existants et attester le Soi. La multitude des éveillés fait un grand Éveil avec l’égarement ; la foule des êtres fait un grand égarement à l’endroit de l’Éveil. Il y a encore des gaillards qui s’éveillent dans l’Éveil, et il y en a qui s’égarent dans l’égarement.

Lorsque la multitude des éveillés est réellement la multitude des éveillés, nul besoin de savoir ni de percevoir que le Soi est la multitude des éveillés. Et pourtant, elle atteste l’Éveillé ; elle avance en attestant l’Éveillé.

En relevant le corps et le cœur, on perçoit les formes-couleurs, et on écoute la voix. Quoiqu’on les appréhende intimement, ce n’est pas comme le miroir qui loge une image, ce n’est pas comme la lune et l’eau. Lorsqu’on atteste un côté, l’autre reste sombre.

Apprendre la Voie de l’Éveillé, c’est apprendre le Soi. Apprendre le Soi, c’est oublier le Soi. Oublier le Soi, c’est se laisser attester par les dix mille existants. Se laisser attester par les dix mille existants, c’est laisser le Soi se dépouiller du corps et du cœur ainsi que du corps et du cœur du Soi de l’autre. Il y a l’empreinte de l’Éveil qui demeure en repos, et c’est de ce repos qu’on fait rejaillir au loin l’empreinte de l’Éveil.

Lorsque l’homme recherche la Loi pour la première fois, il s’en trouve éloigné de mille lieues. Lorsque la Loi est déjà transmise en lui avec justesse, aussitôt est-il la personne dans son état originel sans souillure.

Lorsque l’homme voyage en bateau et perçoit au loin la rive, il s’imagine la voir avancer. Si, en revanche, il attache intimement son regard au bateau, il voit bien que c’est lui qui avance. De même, lorsqu’il discerne et affirme les dix mille existants à partir des facultés confuses du corps et du cœur, il s’imagine à tort que son cœur et sa nature demeurent permanents. S’il suit intimement sa pratique quotidienne et retourne à l’ici-même, il voit clairement le principe de la Voie selon lequel les dix mille existants ne lui appartiennent pas.

La bûche, une fois devenue cendre, n’a plus à redevenir une bûche. Et pourtant, ne considérez pas que la cendre soit l’après et la bûche l’avant. Sachez-le, la bûche demeure dans son niveau de la Loi, dotée en elle-même de l’avant et de l’après. Quoiqu’il y ait l’avant et l’après, il y a une coupure entre l’avant et l’après. La cendre demeure dans son niveau de la Loi, dotée en elle-même de l’après et de l’avant. Comme cette bûche, une fois devenue cendres, ne redevient plus bûche, l’homme une fois mort ne revient plus à la naissance. Aussi apprend-on selon la Loi de l’Éveillé à ne pas dire que la naissance devienne mort. C’est pourquoi on parle de la « non-naissance ». Que la mort ne devienne pas naissance, telle est la roue de la Loi que met en mouvement l’Éveillé conformément à son enseignement. C’est pourquoi on parle de la « non-disparition ». La naissance aussi est un niveau (de l’existence) pour un temps ; la mort aussi est un niveau (de l’existence) pour un temps. Par exemple, c’est comme l’hiver et le printemps. On ne considère pas que l’hiver devienne le printemps ; on ne dit pas non plus que le printemps devienne l’été.

L’homme obtient l’Éveil comme la lune demeure au milieu de l’eau. La lune n’est pas mouillée, l’eau n’est pas brisée. Aussi large et vaste que soit sa clarté, elle demeure dans une toute petite nappe d’eau. La lune entière et le ciel entier demeurent aussi bien dans la rosée sur un brin d’herbe que dans une goutte d’eau. Que l’Éveil ne brise pas l’homme est comme la lune qui ne perce pas l’eau. Que l’homme n’entrave pas l’Éveil est comme une goutte de rosée qui n’entrave pas la lune dans le ciel. La profondeur doit être à la mesure de la hauteur. Pour connaître la longueur et la brièveté d’un moment favorable, examinez et pointez la grandeur et la petitesse d’une étendue d’eau, puis discernez et appréhendez la largeur et l’étroitesse de la lune dans le ciel.

Tant que la Loi n’a pas encore comblé le corps et le cœur, on la trouve déjà suffisante. Si la Loi remplit le corps et le cœur en plénitude, on y trouve quelque manque. Par exemple, lorsque, monté dans un bateau, on prend le large sur une mer sans montagnes autour et qu’on regarde les quatre orients, la mer paraît seulement ronde, et d’autres aspects n’apparaissent point. Cependant, cette grande mer n’est ni ronde ni carrée ; on ne saurait jamais épuiser ses vertus qui demeurent. Elle paraît comme un palais, comme un joyau. C’est seulement là où parviennent nos yeux qu’elle paraît provisoirement ronde. Il en va de même pour les dix mille existants. Bien que ce monde de poussière ainsi que ce qui est en dehors de ce monde soient revêtus de nombreux aspects, on perçoit et appréhende seulement jusqu’où parvient la puissance de l’Œil de nos études. Pour écouter le vent de la maison qui souffle depuis les dix mille existants, sachez-le, outre les aspects ronds ou carrés, il reste encore d’inépuisables vertus de la mer et de la montagne, et il existe les mondes des quatre orients. Sachez-le, il en va de même non seulement pour ce qu’il y a devant nos yeux, mais aussi pour ce qu’il y a sous nos pieds et pour une goutte d’eau.

Les poissons nagent dans l’eau et, aussi loin qu’ils aillent, l’eau n’a point de limites. Les oiseaux volent dans le ciel et, aussi loin qu’ils volent, le ciel n’a point de limites. Et pourtant, depuis le lointain passé, ni les poissons ni les oiseaux n’ont jamais quitté l’eau et le ciel. Seulement, quand l’application est grande, l’usage est grand ; quand le besoin est petit, l’usage est petit. C’est ainsi que chacun parcourt son espace tout entier et le traverse de part en part librement. Cependant, si les oiseaux quittaient le ciel, ils mourraient aussitôt ; si les poissons sortaient de l’eau, ils mourraient aussitôt. Sachez-le, l’eau se fait vie (pour les poissons)8 ; le ciel se fait vie (pour les oiseaux). Il y a les oiseaux qui se font vie ; il y a les poissons qui se font vie. La vie doit se faire oiseau ; la vie doit se faire poisson. Outre cela, il doit y avoir encore à progresser. C’est ainsi qu’il y a la pratique et l’Éveil et qu’il y a la longévité et les êtres vivants.

Cependant, s’il y avait des poissons ou des oiseaux qui tentent d’aller dans l’eau et dans le ciel après en avoir parcouru toute l’étendue, ceux-ci ne sauraient obtenir ni chemin ni lieu dans l’eau et le ciel. S’ils obtiennent ce lieu, cette pratique quotidienne va de pair avec eux et le kôan se réalise comme présence ! S’ils obtiennent ce chemin, cette pratique quotidienne va de pair avec eux, et voilà le kôan qui se réalise comme présence ! Puisque ce chemin-ci et ce lieu-ci ne sont ni grands ni petits, ni du moi ni de l’autre, et qu’ils n’existaient pas avant, ni qu’ils n’apparaissent maintenant, ils sont comme ils sont.

Il en va de même pour l’homme qui pratique et atteste la Voie de l’Éveillé : à obtenir un existant, il pénètre un existant ; à rencontrer une pratique, il met en œuvre une pratique. Puisqu’il y a le lieu où cela se produit et que le chemin pénètre et accède là où il veut, les limites de nos connaissances ne sauraient être connues car nos connaissances naissent ensemble et vont ensemble avec la Voie de l’Éveillé qui pénètre jusqu’au fond de celles-ci. Ne croyez pas que ce que vous avez obtenu devienne toujours un savoir et une vision qui vous appartiennent et que ce soit perçu par l’entendement. Quoique l’Éveil attesté à fond se réalise aussitôt comme présence, ce qu’il y a en secret ne se réalise pas toujours comme vision. Pourquoi la réalisation comme vision serait-elle toujours nécessaire ?

Le maître zen Hôtetsu du mont Mayoku se servait d’un éventail lorsqu’un moine vint lui demander : « La nature du vent demeure permanente et il n’est aucun lieu qu’elle ne remplisse ; pourquoi donc, Maître, vous servez-vous d’un éventail ? »

Le maître dit : « Tu sais seulement que la nature du vent demeure permanente, mais tu ne sais pas encore le principe de la Voie selon lequel il n’est aucun lieu qu’elle ne remplisse. »

Le moine dit : « Quel est donc ce principe de la Voie selon lequel il n’est aucun lieu que la nature du vent ne remplisse ? »

Alors le maître continua seulement à s’éventer. Le moine se prosterna.

Voilà le signe de l’Éveil attesté et le chemin vital de la transmission juste ! Dire qu’il ne faut pas se servir d’éventail puisque la nature du vent demeure permanente et qu’il faut aussi écouter le vent lorsqu’on ne s’évente pas, c’est ne connaître ni la permanence ni la nature du vent. Puisque la nature du vent demeure permanente, le vent qui souffle depuis la maison des éveillés fait se réaliser comme présence la grande terre d’or, et il fait fermenter le lait et la crème des longs fleuves.